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Le Faux Tableau

Livre I

Avec l'héritage de sa tante
_ du moins ce qu'il en restait _,
le poète avait acheté en brocante
un tableau assurément faux
mais qu'il avait trouvé beau
_ malgré son jugement altéré
par les alcools absorbés _,
et qu'il suspendit dans sa soupente
juste au-dessus de l'étagère
écrasée sous le poids des flacons colorés.
C'était un tableau classique
dans un cadre en sapin doré
où s'ébattaient Eros et Psyché
sa copine. Ils y inventaient des câlins
très malins, et plein
de jeux lubriques
avec, auparavant et ensuite, des caresses
fourmillant de titilleuse tendresse.
Ces visions s'installèrent ainsi, dorénavant,
juste au ras du grenier ;
et de plus en plus souvent,
sans qu'il ait eu, auparavant,
besoin de demander aux alcools bien-aimés
leur aide précieuse et colorée.
Pourtant il savait bien,
le pauvre chasseur de rêves
d'amours et d'images
tendres, que ce tableau miracle n'était rien
qu'une douillette trêve
dans son ciel gris gommé de temps en temps
jusqu'au blanc, par ses amours de passage.
Un peu comme ce coup de vent
qui écarte deux nuages,
les effiloche, tout comme ta vieille écharpe ;
te flanque une claque au visage
t'enrhume, te fait glisser sur le pavé
où, d'extrême justesse,
tu rattrapes
ton parapluie aux baleines retournées.
Il se demandait, le poète,
ce qu'il ferait si, un jour,
le tableau le lassait et cessait d'être
l'image idéale de l'amour ;
parce que le petit dieu serait venu à lui, fait
de chair confiante revêtue de soie pure et vraie ?
Ou mieux encore, s'il dénichait sur un étal
d'antiquaire, le tableau original
revêtu d'une authentique signature ?
S'enlèverait-il le bandeau
qui lui montrait tendre et beau
le trait et le pinceau incertains
d'un falsificateur clandestin ?
Jetterait-il cette fausse idole
au feu purificateur,
avec son cadre de sapin ?
Le revendrait-il pour une obole
symbolique; ou l'échangerait-il
contre un petit pot de beurre
dépetitpodébeurrisé ayant déjà servi
à faire les vocalises d'un acteur ?
Dans l'attente de ce choix difficile,
il s'est décidé à faire restaurer le vernis
et redorer le cadre qui s'écaille
et même à changer les ficelles fragiles
par crainte qu'elles ne défaillent.
Mais le restaurateur vient frapper à la porte.
Il a l'air à la fois heureux, fâché, ahuri :
- sous cette croûte, avoue le gratouilleur,
j'ai découvert ceci, qui fait votre fortune,
dont j'espère retirer quelques thunes…….
-regardez donc, Monsieur, ce que j'ai mis à jour….
Il y a là-dessous, enfin retrouvé, ce Rembrandt
_et de tous ses tableaux le meilleur _
qui montre le débraillé, les rondeurs, les atours
d'une fille de la nuit
appuyée contre la porte
d'un cabaret flamand….
et qu'on nomme si justement
" la Belle Ronde de la Nuit ".
- Laisse cela caché, dit le poète
au gratouilleur qui tremble.
J'aime mieux mon faux tableau
et mes rêves un peu fous.
On le gardera ici, sans en dire un seul mot.
Si tu veux bien, mon ami,
tenir secrète, et entre nous
ta découverte.
Tant que, pour boire ensemble,
on aura quelques sous.

* * *


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