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Maux dits et maux-faits de la Haute-Marche

La Mal-bête du Diable (Haute-Vienne)

Félix avait serré bien au sec son lance-pierre dans son mouchoir roulé au fond de sa poche, tout près  de la chaleur de sa cuisse, puis il avait tambouriné à coups de trique sur le dos des vaches nonchalantes qui musaient en mordillant
les folles avoines grêlées, piquées aux joues ridées des accotements. Là, c’était
encore le chemin à voitures qui menait vers Châteaumeillant en bousculant les
talus tranchés net dans la terre de bruyère toute veinée des racines des chênes et des épines. A l’endroit où commençait  ce chemin enherbé et large comme un pré qu’on appelle une « traîne », il s’arrêta sous le chêne du Pendu, pour siffler avec une herbe. Tu sais : ces herbes rêches et larges qui servent à rempailler les chaises et à tourner les jougs de bœufs. On  les appelle des « rauches », tu vois ?
mais si ! elles poussent en bottes dans les rios qui coulent clairet comme celui du Moinon qui longe un moment le chemin avant de se noyer dans une mare en vert de gris, qui filtre à travers un bois rouillé comme une vieille passoire  vers les prés en contrebas où le ruisseau se retourne tranquille, gavé de bulles, étalé pour jouir du balancement des saules éventeurs, au chant miellé des criquets.
 
C’est derrière le bois qu’habite la petite Georgette, un méchant grelet de bientôt treize ans, à la figure noiraude, fripée comme une peau de panade refroidie, mais l’air brûlante en dedans, comme la soupe à sa ressemblance. Elle vit là,  à la ferme du Pilon, où dans le temps, l’eau du rio faisait battre le cœur d’un moulin broyeur de chanvre. Aujourd’hui, c’est la plus méchante locature et la maison la plus malsaine du pays. La jupe grise aux plis maladroits battant les jarrets griffés aux ronces, elle débouche par un échailler devant ses vaches pour les guider au croisement tout en finissant d’arranger dans son panier noir le pain entre-mis les penailles à repriser.
 
Félix, en la surveillant de côté, l’attendait. L’autre gambadait aussi sans avoir l’air de faire attention.
 
Le soleil soufflait gentiment une poudrée d’or sur les foins murs et les sauterelles craquaient de toutes leurs jointures dans l’air sec. Félix venait de
manquer son  troisième sifflet de saule à cause du temps trop chaud, qu’il
disait, et qui durcissait l’écorce manquant de jus, bien qu’il l’ait battue et
rebattue du plat de sa lame de couteau.
 
Il a fini par se mettre debout pendant que Georgette coupait entre ses dents le coton à repriser au ras d’une chaussette, adossée à un de ces rochers oubliés par les géants des vieux temps qui jouaient avec, comme nous aux billes, à travers les prés.
 
Félix sortit son pain sec, puisqu’il avait mangé la « liche » et il oublia de surveiller son petit moulin en brindilles refendues, parti à la dérive dans le courant mélangé d’algues fainéantes, encore en cheveux.  Il se consolait de son
sifflet de saule avec celui  de son bec de moineau-gris, puis il se mit à manger,
les pieds dans l’eau ou les talons enfoncés dans la terre douce des falaises
minuscules du bord selon  l’humeur du moment. A demi étouffé par ce pain rude, il s’est couché à plat ventre pour boire à deux doigts du fond de sable et en
calculant l’aspiration de façon à ne pas avaler une fourmi qui tentait de
s’accrocher à un gravier blanc c’est à ce moment-là que le reste de son pain est tombé à l’eau depuis la poche de tablier. Il l’égoutte vivement  et avale la mie en sirotant, étonné de trouver le pain si bon.
 
Il appelle :
Oh ! Georgette, viens goûter, viens voir !
Georgette s’approchait doucement, à moitié étouffée par son pain sec, elle
aussi.
De vrai, dit-elle, c’est bon, et c’est pas sale là, sur les cailloux blancs.
Ils se mirent tous deux à plat ventre, et sucèrent leur pain au filet ensoleillé du ruisseau malingre.
C’est fort de goût et d’odeur, comme du sang prêt pour les boudins, dit Georgette.
-  C’est doux et piquant au fond comme la boisson de frênette.
- C’est meilleur sur les cailloux, je voudrais pas tremper plus bas, là où il y a les araignées d’eau.
C’est pas sale les araignées d’eau. C’est pas des vraies araignées.
Non ! Je ne le saucerai pas là-bas, je penserai toujours  que j’en avale une qui me crochette ses pattes en épines dans le cou.
J’en mange une, moi ! Attends que je l’attrape.
C’est sale ! fais pas ça, cochon !
 
Mais elle laissait faire Félix qui était incapable de saisir au vol ces brindilles vivantes qui avaient la vivacité des gouttes d’eau dont elles naissent.
 
C’était d’autres jeux que le soleil d’été laissait rouler sur le tapis des prés ou que le vent inventait dans la danse de saint Gui qui le saisit quand il se pique aux châtaignes, à la saison des fruits, quand les pommes de terre sont grillées
sous la braise ; il y avait aussi les jeux d’hiver germant dans les jambes qui
avaient envie de sauter pour se réchauffer, comme le jour où la Georgette s’en
était retournée chez elle devant son père qui lui balançait dans les reins le
panier au beurre qu’elle avait oublié d’aller vendre au marché, s’étant laissée
trompée par l’heure grise qui rayait ses glissades sur la fosse du Foulon. Une
fille de treize ans et qui ne se plait qu’avec les gars ! Elle n’en avait guère peur
des gars, et c’est bien elle qui avait montré la première le jeu des bêtes qu’elle
avait inventé toute seule une nuit mouillée de sueur de rose, de parfum de terre en fleur, où elle rêvait d’attouchements. Elle se mettait à quatre pattes dans le pré et faisait la jument dans le pré, mordant la fraîcheur d’un iris, le derrière à l’air, demandant au cheval Félix une chose impossible, touchant  au mystère de la fabrication des enfants et un peu honteuse donc. C’est pourquoi Félix n’y jouait jamais sans avoir attaché le fichu de Georgette à la place de sa culotte de garçon car il ne pouvait supporter la sensation anémiante de son derrière dans la brise ; surtout si les vaches, relevant la tête, se mettaient à réfléchir longuement en le regardant, les yeux arrondis de curiosité. Ils essayèrent souvent, comme on dit, de faire joindre les deux bouts, mais ce n’était pas eux qui allaient « refaire le monde » ! Et elle lui donnait gravement le conseil de tirer dessus.
 
Il essaya en effet, et il y prit un grand plaisir, surtout l’hiver près du poêle de l’école où il s’endormait, un œil ouvert sur les négresses d’Afrique ou sur le
gorgeret bien rempli de Marie-Antoinette.
 
C’est l’année du certificat, pendant une leçon d’histoire, qui faisait aux murs des larmes de dégoût hautain, alors que le poêle berçait la voix de M.. Labrourette, que Félix  découvrit ses possibilités de mâle. Et ce fut complet de surprise, comme une montée de sève dans la vigne. Il s’épongea sous l’œil curieux de Batiste, son voisin – pas près de se réveiller celui-là- qui raconta chez lui que Félix avait un abcès tout au bout, que c’était d’ailleurs bien enflé, mais que c’était crevé, et qu’il n’avait rien dit au maître.
 
A c’t’age, ça peut te laisser infirme, disait le père, pensant à un de ses frères – plus précoce que son gars, c’est sûr – et qui avait attrapé une mauvaise maladie avec la gamine d’un bohémien. Tu sais, ces  visages noirs qui ont les
dents si blanches ! Les vrais, sur lesquels les poux et les puces ne peuvent même pas vivre tellement ils ont la peau tannée. Leurs femmes  nourries de l’air et du temps  et de brindilles qu’elles sucent en souriant, ont la taille de guêpes et les hanches pleines malgré tout.
Ca pourrait le rendre infirme, oui, dit-il, c’est sûr.
Et son gamin raconta à  l’école que la triquette  de Félix allait sûrement tomber (si ce n’était déjà fait), et l’opinion des gars et des filles fut établie une fois pour toute.
 
Félix, mal revenu de son aventure, devenait sournois et se demandait si pour de bon il n’était pas malade tellement la chose lui arrivait souvent, et, au pré, il fuyait la Georgette. Pourtant le printemps était là, poussant ses aiguilles dans la chair tendre de la gamine plus énervée que ses bêtes, dont le sang semblait mêlé au ciel blanc et aux bourgeons pleins de force d’éclatement, et où elles s’agaçaient les dents, brûlant leur salive dans ces goûts d’essence. Elles se
dressaient comme des taureaux, se bourraient les flancs  et s’emportaient dans
des courses qui faisaient battre le sol, comme s’il avait été gelé en profondeur.
Le chien ne travaillait pas toujours bien, à cause des odeurs de laitance,  aiguës
comme des fumets de pâtes que les lapines et les hases traînaient dans les
coulées de chiendent humide. L’odeur de graisse cuite des plumes de perdrix
restait dans les vieilles herbes mal pourries, au versant abrité des bouchures.
 
 
Félix en effet, épiait la Georgette derrière les grandes herbes serrées, dessous les ajoncs qui s’entrelacent comme des fils de raccommodage, sur les fourches de châtaigniers où seule sa tête dépassait du tronc creusé comme une barrique  d’une pièce. Il aurait aimé lui parler comme l’année dernière. Il aurait
aimé …., mais savait-il ce qu’il voulait ? savait-il même ce qui le poussait à se
traîner comme une couleuvre, à fouiner comme un chien perdu ? Il passait ses
nuits éveillé, quand la lune se rabote le dos sur la lourdeur des gros moutons du
mois d’août et que le vent lèche les parfums des fruits et des grains. Il songeait
encore aux jeux de l’année dernière et se disait qu’il saurait mieux en profiter et la fièvre lui venait sur son front moite, couvert de gouttes de hardiesse . Mais le lendemain il s’enfuyait tel un lapin chassé dès qu’il entendait venir Georgette et ses chèvres qu’elle gardait à longueur de journée puisqu’elle n’avait plus l’âge d’aller à l’école, et avait eu son certificat d’études.
 
Il y avait eu aussi ce jour d’orage, à peine plus sombre et bleu que les autres jours du mois de mai. Pourtant suffisant pour amener les deux gosses à se
serrer l’un contre l’autre dans le ventre éclaté d’un châtaignier. D’un coup
l’orage avait éternué sur sa moustache sombre jetant des gouttes plates dans le ruisseau où, aussitôt, mouchèrent les poissons blancs et les truites vives comme des idées noires sur les galets sanguinolents des méchants rêves. Par jeu et juste pour affoler tout le monde, visant tout ce qui peut remuer, essayant de détacher les feuilles, et soulevant l’herbe sur ses racines. Enfin, il fit la petite secouée sur les bois qui, en musique, tournèrent leurs feuilles, leurs mousses, et leurs tiges, vers son œil bleu, d’abord égrillard, puis rêveur, sous le sourcil étonné de l’arc-en-ciel. Il s’en alla en ricanant ce brin d’orage ?  De qui ? De Félix qui n’avait pas osé profiter de l’occasion, et du creux du châtaignier, et de Georgette en même temps ? Mais c’était déjà trop tard, la fille s’était déjà vidée de son désir aiguisé par la peur du tonnerre. Toute cette chaleur électrique qui lui avait fait monter des prières aux lèvres, s’en allait, dégoulinant avec les gouttes de pluie, avec les brins de tiges d’herbe, vers le petit rio qui couine gueule béante, que toute cette eau va l’étrangler, c’est sûr.
 
Et Georgette regardait longuement Félix qui re-serrait ses bêtes. Sa maigreur et son air triste, et son regard sournois lui donnaient à penser :
Si c’était vrai ce que la Juliette disait au lavoir : qu’il serait infirme !
 
Et il lui revint alors son désir et l’envie de savoir ; et elle aurait voulu le caresser comme un bébé, comme ces angelots nus qu’on voit sur les missels.
Elle l’appela :
Félice – oh – Félice !
Mais l’autre raclant ses sabots qu’il trique méchamment de son bâton, s’emporte contre ses vaches, passe les mains dans les poches, regardant les
flaques où se débattent des insectes qu’il aide à se noyer en faisant des vagues sous sa semelle.
 
Le curé s’étant occupé de la chose avait accompagné notre Georgette,
raccommodée au petit point, un matin de septembre au Château de la Curat. Il
était descendu aux cuisines manger un bout de soupe, suivie d’un bon « chabrol ».Il s’était ragaillardi avec le bouillon et avait rougi de vin gras ses
moustaches en levant l’assiette comme à l’élévation. Pour lui, cette fille avait
bien de la chance d’avoir trouvé cette place, comme il l’expliquait à la Mélanie,
la grosse cuisinière, tout en ménageant ses paroles pour laisser le temps de se
faire verser à boire : c’est qu’elle avait été la première au catéchisme, ce bout de sauteriau-là : « Elle en a plus gros dans sa petite tête de rat que certaines dans leur grosse citrouille.
 
Et Georgette s’était retrouvée devant une grande auge de granit où elle
manquait de tomber chaque fois qu’elle se penchait cisaillée à la ceinture par la
fraîcheur de la pierre, et sentant sa jupe trop courte toute remontée sous la
ceinture de la blouse prêtée par la grosse Mélanie. Cette masse de tissu noir lui
faisait trois fois le tour du ventre et lui tombait aux chevilles. C’est pourquoi elle
ne risquait guère, malgré tout, de s’enrhumer les joues d’en bas. Pas vrai ? Elle
se plaisait  bien d’ailleurs, coincée entre le jour épouvanté venu des nuages du
dehors à travers la petite fenêtre gothique, et le feu de brigand qui desséchait à trois mètres autour, les plats, les marmites, les poêlons et les cuveaux et les
mortiers, le bois, le fer, la fonte, le bouillon, la friture, le laurier, la marinade, le
persil, les blancs en neige, les odeurs de faim commençante, de faim impossible
à combler, de faim morte dans la petite sieste bien gagnée qu’elle prenait affalée sur une chaise, en bavardant avec la Mélanie.
 
 
Les odeurs ! c’était plein d’odeurs : depuis les plus lourdes, celles qui marquent de leur tampon au rouge les étables des bêtes,  jusqu’à celles effilées, suintantes, fumerollantes, évanescentes des églises.
 
D’abord tassée sur le bac à vaisselle, l’odeur d’eau grasse moisie avait pour elle  la douceur du beurre qui a caillé au puits, enveloppé dans des feuilles de noisetier. Le bois du hachoir  filtrait jusqu’à elle, à travers l’air crémeux, des
senteurs de brande au soleil d’été. Régnant sur tous ces mystères, ’encombrante Mélanie qui transformait sous ses gros doigts le contenu des paniers de ferme, en bonnes douces choses amenant la salive à la bouche, et de belles ! aussi belles que les plats sur lesquels toutes ces merveilles paraissaient à la table de Mme la Marquise.
 
Georgette était comme envoûtée par la cuisine ; et le soir, quand elle veillait pour finir d’essuyer la vaisselle, la lueur qui perlait aux moulures du four lui rappelait le Saint-Sacrement à l’Eglise, tandis que l’odeur de fête de la galette chaude lui montait à la tête. La nuit, dans sa chambre meublée d’ombre, logée toute entière sous l’escalier menant aux chambres vides – là où la Mélanie disait qu’il valait mieux ne pas rôder le soir , à cause des revenants – elle se voulait sans corps, ce qui l’aurait délivrée de ses frissons, et elle s’endormait apeurée, récitant ses prières à toute vitesse, les mains jointes entre les cuisses, dans le frais grincement des vers à bois qui rongeaient les pieds du lit.
 
Le dimanche, elle manquait de s’évanouir à l’église toute poivrée d’encens, piquetée de bougies aux flammes pieusement groupées, lorsque qu’avec les autres domestiques et quelques vieilles racornies de dévotion, elle suivait la première messe, encore engourdie par son sommeil de pierre, sans âge, qui lui moulait le crâne de rêves blancs, épais.
 
Cette vie un peu folle et mystérieuse finit par lui être si indispensable, qu’elle ne pouvait plus s’endormir chez elle au Foulon où elle revenait parfois coucher les dimanches soirs, dans sa chambre près de l’étable, où elle devinait le calme vivant des chèvres qu’elle menait dans la brande, le dimanche pour soulager sa vieille mère.
 
Quelle molle conquête fit le jeune Monsieur du Château le jour des quinze ans de Georgette ! Tu voudrais savoir comment ça s’est passé ? Tu crois peut-être que je prends plaisir à te dire des contes à la Marie Salope, comme ces jappeuses au lavoir ? savoir ? Te fâche pas ! Je vais te le dire, va ; c’est tout simple d’ailleurs. Monsieur Pierre était si semblable de figure et d’allure au bon Saint Antoine de Padoue – qu’on trouve à main gauche dans l’église en entrant par la grand’porte – que Georgette se coucha sur l’édredon étendu par terre, comme si le Bon Dieu lui-même lui avait demandé de s’allonger sur un nuage.
Pourquoi pas au lit ? Tu veux rire ! Il était si haut que si, par malheur ( et c’est si vite fait , ils étaient tombés, sûr, ils se seraient brisés. Surtout au moment du
petit sursaut qui permet d’éviter d’avoir des enfants. Tout l’hiver, le jeune
Marquis – Saint Antoine de Padoue – enfouit la soubrette au fond des plumes
d’oies avec un mouvement régulier et obstiné qui dénotait chez lui un caractère
têtu, et Georgette doucement balancée, comptait ses avé au son de ses soupirs.
Et Saint Antoine de Padoue qui fait si bien retrouver ce qui est perdu, ne pourra
sans doute jamais lui restituer ce qu’elle a perdu dans la soupente.
 
Puis les jours d’hiver régnèrent dans le château dans l’odeur de soupe au
poireau et de tissus nouvellement coupés. Ensuite le printemps se roula comme
un jeune chien dans tous les coins, puis les giboulées sont venues, en se cachant derrière les rosiers reverdis, égoutter leur pipi d’ange. Et il aurait fallu changer l’édredon de Georgette qui commençait de perdre ses plumes par les piqûres des coins, quand Monsieur Pierre, sans se soucier des fauvettes revenant boire de mère en fille aux mêmes touffes de pâquerettes, ni de la fidélité des hirondelles dérapant sur la vitre du ciel, se dit que le changement d’année devait s’accompagner d’un changement d’amours. C’est pourquoi il se plaignit de Georgette auprès de sa maman marquise, qui lui sourit du haut de ses dentelles, en pinçant du nez, puis se fit apporter de quoi écrire par un uniforme de laquais, dans lequel on ne pouvait supposer la présence d’un jeune paysan, premier du canton au certificat d’étude. Puis elle caressa les blonds cheveux de son grand galopin, et d’un geste las, ménauposé, noblement étiolé, expédia Georgette aux Sioudray, un de ses domaines, un bon domaine tout près d’ici, une bonne place, avec de bons maîtres, où elle serait dans un ….travail mieux……fait……pour elle. point à la ligne. Recevez, avec vos gages ci-joint, l’assurance de ma haute protection. La signature. (Elle se redressa, les os des fesses piqués droit, chacun dans un ressort à boudin) : Marquise de La Curat, née de Boisseau-Valmy. Va, mon grand, elle ne t’ennuira plus avec ses manières insidieuses, cette pauvre fille. Excusons-la.
 
C’est ainsi que Georgette vint cogner, son balluchon au poing, à la porte
écaillée d’échardes d’une métairie toute saignante du purin de ses bergeries. La patronne, dont les dents accusaient la soixantaine, tout autant que sa poitrine basse, creusée du haut, lui tendit une paillasse vide, sans pour autant  lâcher la cuillère de bois avec laquelle elle était en train d’écrémer le lait de chèvre. Georgette monta y mettre la paille avec le « Grèlé » qui aurait voulu profiter du Matelas, disant qu’il s’était piqué les poignets aux cotons de paille, et qu’il lui fallait se les adoucir sur les joues de ce tendron. Mais comme il n’avait pas la figure angélique de Monsieur Pierre, il dut se contenter d’une caresse appuyée sur sa gueule de chien bête qui s’alla cogner vilainement sur le coin durement écharpé d’un chevron. Il se frotta au vinaigre et s’épongea à la cuisine, tandis que la Julie, sa patronne, rigolait dans ses chicots  en battant le beurre : elle les avait suivis et avait vu l’affaire à travers les ais mal joints de la porte de grange.
Au fond, elle regrettait un peu que ça se soit passé comme ça « encore une
prétentieuse, celle-là ! pour faire tant de manières, faut guère avoir d’idée ! »
La Julie, elle, n’avait pas hésité quand son patron lui avait demandé, et avec le
Grèlé, après non plus. Fallait bien que celle-là soit une de ces « manièrées » qui
ne valent rien dans une ferme et ne songent qu’à leur toilette et à se toucher la nuit, au point d’être plus fatiguée au matin qu’une honnête servante qui aurait honnêtement coucher pour couronner la fatigue d’une charretée de betteraves qu’elle se serait passée par les bras, pour gagner un gros sommeil reconstruisant le muscle avec la soupe du soir.
« Quand le travail de la maison sera fini, tu iras garder les moutons les chèvres . Ca te changera guère de chez toi. Sauf que nous, en tout, on a quatre vingt treize ouailles et douze chèvres ».
 
 
De son côté, dans ce petit matin que  le vent du printemps houspillait à légers
coups secs et où le soleil peinait à se lever, engourdi sous les draps de fin
brouillard, Alexandre La Musette, s’en revenait de jouer à Chavy chez la Grande
Louise. Il avait fait danser là toute la jeunesse des environs – et les environs
c’était au moins trois lieues, ce qui nous fait dans les quinze kilomètres, compte
donc ! – Oui la jeunesse se dérangeait toujours quand il menait le bal !
 
Il avait bien rigolé à voir le Dordet, cet idiot plus fort qu’un taureau,
croquer et avaler les verres à pied. Quelle mâchoire, oui ! Et le Curé ! C’avait
été le meilleur moment de la fête quand Lemoine, le châtreur, avait envoyé un
gamin faire dire au Curé Pocu d’apporter les sacrements à la Grande Louise
qu’avait été prise d’un coup de sang ! Fallait voir l’air de la Grande Louise
quand elle lui avait ouvert la porte et comment qu’elle s’est si bien mise en vraie colère, quand elle a vu le matériel que l’autre apportait. Finalement Lemoine a offert un verre au Curé qui n’a pas voulu être de reste, et ils ont dit la messe, comme ça jusqu’à ce matin ; à tel point que le Curé Pocu était si tremblant qu’il a préféré laisser ses instruments à l’auberge, disant qu’on les lui serre avec soin et qu’il enverrait un enfant de chœur chercher tout ça. Alors là ! – et il en riait tout fort dans l’allée d’acacias fleurissant qu’il traversait – voilà que voyant ces burettes, le Dordet, qui avait fait l’enfant de chœur, dans le temps, se rappela le bon goût du vin de messe, et voulut y goûter ! Misère, misère de misère ! Comme il la crachait la sainte huile, avec de ces jurons ! Tant ! Que la Grande Louise dut s’en mêler pour les empêcher de continuer ce sacrilège. Ne voila-t-il pas qu’il leur était venu à l’idée à ce moment-là de vouloir graisser sa machine à coudre ! c’est que la Grande Louise était restée croyante. Elle l’était devenue quand ses affaires avaient commencé de bien aller, et pourtant qu’est-ce qu’elle n’avait pas fait pour attirer le client, et à lui, Alexandre, qui lui donnait la préférence de sa musique sur toutes les autres demandes pour le même jour, elle avait payé depuis longtemps, la grande fûtasse !
 
Un sourire plein de joyeux souvenirs remonte aux lèvres d’Alexandre, comme une bulle de vin doux et il cille des yeux dans le brouillard criblé de soleil aigrelet qui lui faisait des pointes de feu destinées à lui soigner ses rhumatismes. Il en était à oublier où il était et le poids de l’accordéon, quand il lui est tombé sur le dos une bête agile qui se met à lui loger plein de bises dans le cou, sous les boucles de cheveux. Avec un museau qui sent la groseille sauvage des bords de l’eau.
- Je parie que tu n’as pas reconnue
- Si fait mignonne, si fait.
Il a posé l’accordéon près du feu à bonne distance et s’est étiré près d’elle, qui
l’imite, déjà prête. Ses cuisses blanches comme une tâche entre sa blouse et ses bas noirs.
« - Tu vois, les joncs sont déjà secs, c’est tout prêt, viens ! viens ! viens. »
Elle s’est dégrafée dans cette odeur de grenier en se soulevant, les reins creusés, raidie sur ses talons buttés en terre.
 
Le brouillard sur lequel ils flottaient a fondu sous eux, tandis que le soleil ouvrait un œil larmoyant sur les friches et qu’une chèvre finissait de brouter le tabac d’Alexandre dans la poche de sa veste étalée près du feu.
« -Elles aiment donc le tabac » dit Georgette, en s’essuyant avec de la mousse tandis qu’Alexandre chassait la bête dérapant des quatre fers.
« - Sûr ! Et maintenant  qu’elle y a goûté, ce sera comme pour toi.
- C’est pas raisonnable…..nos âges !
- T’es plus jeune que tous les autres.
- J’ai les quarante bien sonnés.
- Je veux dire, jeune, en tout : la manière de vivre, de causer.
- Tu aurais songé au Félix, mon gars, j’aurais trouvé ça plus naturel. Il a ton âge, lui.
C’est trop gamin ça, qu’elle lui répond.
Elle n’ajoute pas , parce qu’il est gentil Alexandre le Musiqueux : «  Et il paraît
qu’il est bien incapable de faire le moindre bien aux filles »
Ca vexerait bien inutilement, et Georgette n’est pas méchante.
« -Tes chieb’ Noiraud, tes chieb ! là-bas, va les qu’rir !  va les qu’ri. »
 
Déjà, il fait au revoir du bras, à demi tourné vers elle en haut de la butte, dans les vieilles fougères noires et jaunes qui sont restées debout dans l’hiver.
Tandis que les chèvres éclaboussent le chien, broutant le goût du saule de ’autre bord, près du feu qu’elle avait allumé juste avant, et qui montre encore sa langue au milieu de ses cendres bleues. Et qui endort de rêves la Georgette appuyée sur son bâton. Elle essaiera de le revoir avant Pâques, son Alexandre, avant d’aller se confesser.
 
 
Un os de genoux craque dans le noir. Le tabouret du confessionnal bascule et retombe. Le tissu empesé de poussière moisie s’écarte et c’est au tour de Georgette de prendre la place de droite, tandis que le curé s’occupait à gauche.
 
Le curé Pocu, pensant qu’on avoue mieux ses fautes dans le noir, faisait toujours fermer les persiennes aux fenêtres de la Chapelle Saint-Joseph, à droite du chœur.
 
Georgette, se guidant sur le Saint-Sacrement, et sur les rais de lumière sainte qui filtraient sous la porte, laissant à main gauche un murmure de pénitente, pénétra dans l’ombre plus dense et s’agenouilla dans le grand bruit du sang battant à ses oreilles, comme ce matin de petit printemps où elle avait décidé d’attendre Alexandre à la Font d’Avent.
 
Elle était venue là, guidée par l’habitude de faire ses Pâques. Une grande honte l’avait bouleversée quand elle imaginait le moment où elle dirait tout au curé, et puis voilà que maintenant, elle trouvait plutôt du plaisir à la pensée d’en parler.
 
 
Georgette, soudain pressée de se libérer, avoue d’un bloc et en vrac :
D’abord, il faut que je vous dise que j’ai fauté avec la Musette. Et bien vrai c’est de ma faute, parce que je l’ai tenté si fort qu’il ne pouvait guère faire autrement.
Mais tu es possédée du Démon, ma fille ! Un homme de cet âge qui pourrait être ton père !
- C’est comme je vous le dis, Monsieur le Curé, ça me possède.
-  Il est trop coureur et même trop vieux pour toi, et c’est un sans-Dieu qui
N’a jamais pensé au mariage….à dévergonder les filles, oui, c’est tout !…
Mais je vous le dis, qu’il ne voulait pas ! Faut pas lui donner des torts.
C’est moi seule. J’ai fait exprès d’aller garder les chèvres près de la  « Font
d’Avent »… Depuis huit jours j’avais des envies qui me prennent depuis que le
Monsieur du Château m’a approchée. Et lui c’était presque tous les soirs. Et des
fois dans la journée. Et souvent deux fois par jour.
Ma pauvre fille ! Mais… heu, es-tu bien sûre de ne pas l’avoir cherché
le Monsieur du Château, lui, si innocent…. Dont l’innocence se lit sur le visage.
- Oh, ça non , Monsieur le Curé.
- Dis Mon Père ! » demanda-t-il sévèrement, ce qui lui permit de réfléchir.
« - Oh, mais non, Mon Père, sans lui, je crois bien que je me serais fait religieuse.
Est-ce possible ! Religieuse, mon enfant. Quelle joie pour moi… Il faut que la foi revienne, que tu n’as jamais perdue d’ailleurs, sois-en sûre, sans quoi tu ne serais pas ici, à confesse. »
Il bredouillait d’autant plus que la faute de Georgette qu’il s’imaginait avec de fins détails lui faisait monter dans l’ombre des sensations agréables , mais ô combien coupables, Mère de Dieu, et qui butaient  contre le drap raide de la soutane !
« - Il faudrait que tu tombes en des mains sûres et que tu sois mieux gardée qu’ici.
Dame ! L’autre jour, le Grélé…si j’avais voulu ….
Et tu as résisté ! Noble petite âme….être passée si près de la vie religieuse…tu y reviendras , mon enfant ! Fais bien tes Pâques, ne retombe plus dans le pèché, et viens à la grand’Messe du lundi de Pâques  où tous ensemble, nous solliciterons un miracle de Notre Seigneur – Va mon enfant – te absolvo…. amen.
En pénitence, tu réciteras…mais attends que j’aille voir ce qui se passe par là ; qu’est-ce qu’ils sont encore en train de me casser ces maudits enfants de chœur, Sainte Mère de Dieu ! »
Il repousse la planche en glissière dont le bruit pétille comme de l’encens, et est avalé par un vacarme sourd , comme venu du creux d’un ventre de monstre. Et qui paraissait devoir être causé par des chaises renversées.
Des gamins , oubliant de renifler, dans leur affolement, débouchent de la place de l’Eglise, alertant les commères par leurs cris :
«- à la Bête !
- à la Mal-Bête ! »
Et ils sont aspirés par la bouche des sombres couloirs des maisons de la placette où les pénitentes les suivirent, déboulant sur leurs talons, et glapissant entre asthme et poitrine :
« - Jésus Marie, nous v’la maudits !
- Vingt cierges tout blancs que je te promets doux Jésus !
-  à la Bête !
- à la Mal-bête !
Faites rentrer les petits ! Ils sont innocents de nos pêchés , eux nos petits !
Quoi donc qu’on a fait au Bon Dieu !
Les chapelets jaillissaient des dessous, sentant le buis ; et les doigts hargneux commencèrent de les étrangler grain après grain pour en faire sortir Grâce et Pardon, comme un noyau d’une cerise.
C’était la grande débandade des commères qui avaient fui les abords de l’Eglise où avait eu lieu l’apparition.
Mes pauvres gens !
Une bête impossible ! Une vraie Mal-bête !
Du malin enfourcheur, du vrai ! Avec sabots de bouc et camisole de vieille ! Et son cri ! Faudrait pouvoir le faire saisir : tiens…une dent de chat noir grinçant sur un crâne séché par la lune au fond d’un cimetière, un des pires, entouré de grands murs avec, à l’intérieur, plus de cruchons de libres penseurs que de croix…et non…à y réfléchir, c’est encore pire que tout ce qui est imaginable : j’en ai la moelle du dos qui se fendille ! C’était encore plus vilain que ça !
La tête cachée sous son bras pendant mou comme loque, la Bête s’était dirigée droit sur le sacristain qui venait de risquer son nez en éteignoir entre les portes de l’église ; et Morillon resta figé sur place, puis, fou perdu, hurlant le De profundis, il courut, presque assis,  lançant les jambes dans les obscures résonnances voûtées jusqu’à la Sacristie. Mais la Mal-Bête, flamme de dragon à
sept têtes, l’avait suivi comme un feu follet, en lui perçant le sensible des reins
de ses yeux verts et triangulaires. La Bête avait essayé de s’agenouiller sur les
prie-dieu, mais elle se relevait aussitôt en poussant son cri, comme brûlée par
l’eau bénite, qui avait bien dû , un jour ou l’autre, tomber là. Elle vint finale-
-ment s’accroupir dans la stalle  réservée à Madame la Marquise et se mit à se
frotter longuement le bas du dos sur le piédestal du bon Saint Antoine guidé par son cochon et soutenu par d’affreuses chimères, encore plus jolies que la bête, malgré tout.
 
Le Curé, appelé par le tapage et coupant la fuite affolée de ses pénitentes,
activa ses soutanes et soutanelles qui prirent une cadence bruyante. Il eut comme une mort céleste. Une fadeur emplit étrangement sa chair, comme si d’un coup, il s’était trouvé tout nu au prône, comme moineau grelottant jeté hors de son nid dévasté, au bord froid d’une tuile faîtière. Il devint tout glacé et l’effet fut d’autant plus terrible que tout à l’heure, au récit de la Georgette, il avait senti en lui s’irradier la chaleur engourdissante du mâle et comme on dit….dans ce cas-là, y-a pas de remède , puisque même si on se raidit ça ne fait qu’empirer. Et lui avait été plongé, tout en sueur, dans le tourbillon glacé de la peur religieuse, plus transi qu’un ver de terre au creux de l’hiver. Il récita mille fois des paroles d’exorcisme en regardant Saint Antoine qui semblait étrangement protéger cette créature du Démon. Il priait ce bon Saint de lui dire où était le petit livre avec les formules complètes et les rites. Embrassés avec Morillon, ils se barricadèrent dans la Sacristie où le bon Curé Pocu eut une faiblesse. Morillon qui ne savait pas les prières pour se protéger crut en mourir, et il se dépêcha de sortir son vin personnel , caché derrière les surplis : c’était à choisir : ou bien ranimer le curé pour qu’il puisse continuer de dire les prières ou être livré aux démons  qui vous font des cruautés ! C’est pas « disable » ! Il souleva la pile de vieilles soutanes et le curé but au barillet, sans même tousser, un grand coup de Châteaumeillant qui faisait bien dans les douze degrés. Sur les midi, ils sont sortis par la porte de derrière qui donne directement sur le jardin de la cure et ce n’était plus la peur mais plutôt le vin qui les faisait trembler. Le Curé répétait à voix de crapaud qui chante faux : « Diable, diable ! Comment est-ce donc ?  En ce cas, on dit : vadé, retrosata –diable, satanus ? satana ? – diable ! Je n’sais plus….. »
Morillon, qui connaissait mieux ce petit vin gris, avait été plus prudent.
« - N’dites pas ce mot-là, M’sieur le Curé, faut pas l’appeler, faut pas le tenter davantage. Et il n’arrêtait pas de se signer, au point d’en avoir le poignet raidi par une crampe….C’est ce qui explique qu’ils plus rien vu ni entendu de ce qui va suivre. Mais eux diront que c’est la peur et les portes épaisses de la sacristie.
 
Pendant ce temps, notre Georgette, rouge du nez au – sauf le respect –
tellement ce qu’elle venait d’avouer lui avait chauffé au passage, toute étourdie d’avoir tant parlé, attendait tranquillement dans le confessionnal le retour du Curé. Pourtant, quand elle eut attendu encore un moment, après que le calme fût revenu,  quand le sang lui serra moins derrière les oreilles, et que les pincements au-dessus de son nez cessèrent de faire naître puis s’évanouir, puis renaître, des étincelles dans le noir, elle se décida à regarder.
Plus personne ! sûr qu’il m’a oublié se dit-elle.
D’abord, elle pensa : tant mieux, il m’a donné l’absolution, c’est le principal. Tant pis pour la pénitence. Pourtant, à la réflexion, elle se dit :
Pour un coup, je lui ai dit ma faute ! C’est tout juste qu’en retour il fasse bien son travail et, si ça se trouve, l’absolution sans la pénitence, ça ne vaut plus rien. Faut que j’essaie de le trouver !
Et juste, elle entend un frottement de tissu du côté de Saint Antoine, et appelle doucement de peur de déranger trop brutalement Monsieur le Curé.
Tiens-toi bien ! Tu y as songé ? C’était la Mal-bête qu’elle prenait pour le Curé.
Voilà Georgette qui s’approche davantage, et pour bien se montrer, elle va s’agenouiller devant. Mais bientôt elle sent qu’on la frôle et un souffle chaud sur sa jambe. Un éclair  dans sa tête ! Trois bêtes, un cochon à deux pattes peut-être même habillé d’une soutane, une Mal-bête et en dernier sa chèvre, galopent à travers sa tête en se mordant la queue. Et alors le rire la secoue en silence, faisant flac, flac ! Saute la rate ! Flac, gonfle rate, flac, perce rate ; elle rote en s’étouffant :
La sale bête qu’est rentrée là, à l’église !
Et la rate qui  recommence son manège quand Georgette songe au curé.
Elle grouille du fond du ventre :
La Noisette qui aura encorné un caraco mis à sécher et qui m’aura suivie, la vieille folle ! La folette ; t’as les têtons trop lourds ma mignonne, c’est sûr, j’aurais déjà dû vous ajûter à c’te heure les chieu’bs.
Il faut vous dire que Georgette, pour aller se confesser avait conduit les cinq bêtes sur le pré communal voisin, où est aussi le lavoir, près du gué sur l’Igneraie.
En essayant de retirer le jupon, Georgette élargit la déchirure. La bête secoua dans l’ombre sa tête noire en poussant de nouveau son cri tremblant qui retentit affreusement sous les voûtes  de l’église désertée. Avec dans l’œil le
reflet de la bougie du Saint Sacrement, la bête s’empêtrait dans le tissu et
Georgette pensait qu’il valait mieux la tirer à travers le village pour calmer la
bête, et retirer le caraco aux dernières maisons. Georgette, en voyant les brins de tabac qui pendaient à la barbiche et retrouvant le paquet dans une petite poche cachée, comprit tout de suite que le jupon était celui de la Florette, une vieille qui avait la manie de chiquer du tabac à pipe, femme propre par ailleurs sans autre défaut, et elle se dit qu’en passant elle jetterait le vêtement sur la bouchure d’épines blanches où la vieille pourrait croire que le vent l’avait porté et déchiré.
 
 
Le soir s’était confortablement installé dans ses draps de soie sombre, sur les moutonnements du bois Trévy mais les gens réfugiés dans les maisons, entre
deux tasses de café ou deux petites « gouttes » de cerises à l’eau de vie, ne se
lassaient pas de commenter l’infernale apparition, tout en guettant le porche de l’église.
C’est alors que c’est arrivé.
Tout en même temps et pas du tout comme on l’attendait.
Dans une lutte avec elle-même, dont ne paraissaient que des envolées de
tissu quasi-lumineux, la Bête faisait une danse de feu follet devant le Saint lieu
qu’elle avait si bien su rendre désert.
Il y eut en même temps ce coup de fusil et le cri déchirant. Puis un silence, meublé seulement de froissements de feuillages derrière l’église, dans le jardinet de la cure dont la porte peinturlurée de bleu-roi battait doucement, et
cela, malgré l’absence de vent.
Puis un de ces gamins qui n’ont peur de rien, car ils n’ont pas encore assez vécu pour connaître les dangers attenants aux mystères des confins marécageux des religions, un de ces ch’ti délurés, est allé en courant colporter la nouvelle de maison en maison :
« - Il l’a eue ! Il l’a eue… C’est Félix, le gars d’Alexandre. Avec le fusil
de son père !
Ils y sont allés voir à quoi pouvait bien ressembler la Mal-Bête.
Ils y sont allés prudemment. Pas d’emblée comme ça bien sûr : comme qui dirait quasi-nus pour traverser un friche de ronces et d’orties !
Non, ils se sont munis de leurs bouteilles d’eau bénite, de crucifix et chapelets, en plus de lanternes d’étable et de carrioles.
Et ils ont trouvé la Georgette.
La main crispée sur ce cotillon de sorcière. Tuée net. Mais sans guère avoir saigné, comme si elle avait été touchée pendant qu’elle était à quatre pattes, puisque la balle était rentrée derrière la tête à la base du crâne.
Peut-être qu’elle avait voulu leur montrer son derrière à tous. On ne sait pas. A moins que ce soit quand elle est tombée que ses jupes s’étaient ainsi relevées, que les femmes pieuses entreprirent de rabattre avec des bâtons à mener les vaches ou à refaire les lits. Mais bien arrosés d’eau bénite d’abord.
 
Les juges ont dit que Félix savait très bien sur qui il tirait. Que c’était la jalousie qui l’avait mené à ça.
A ça, ça veut dire quoi, tu demandes ?
A ça, c’est-à-dire à tirer pour tuer, avec une balle soi-disant bénite, et dans le dos, cette pauvre fille qui avait trébuché en sortant de l’église.
A ça, c’est-à-dire à la déportation à vie. Pour la Guyane.
Mais les gens d’ici, à vicq, ils savent bien que la Georgette et la Mal-Bête, c’était « du pareil au même ». Et qu’une croix n’a jamais pu rester plus d’une journée sur sa tombe, au cimetière, le temps qu’elle a duré, la petite bosse de terre.
Et qu’Alexandre en a perdu l’envie de jouer de l’accordéon, et peut-être même a-t-il perdu l’esprit, qu’il est à traîner toutes les nuits dans les venelles et sur les chemins !
Il lui arrive même d’aller jusqu’à la brande du château et d’y allumer un petit feu à côté d’une litière de joncs où il va rester passer la nuit, dans la mauvaise haleine des mouillères, ces sources malingres gardées prisonnières entre les roches écaillées et les genêts au pied torse.


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