A    A+

Maux dits et maux-faits de la Haute-Marche

Maux-faits (Cantal)

Des gens pas comme les autres, je vous le dis, ces bourgeois du Château.
- C’est de toujours, chez les d’Etaing-Mirand.
Avez-vous entendu parler de celui qui se prénommait Muguet ?…le Docteur ?…..
Un docteur qui ne soignait personne. Pas ici en tout cas. Muguet ! Un prénom qui n’lui allait guère à cette face d’épervier avec un crâne rond et tout déporté en arrière. Les cheveux aussi mal plantés que le reste.
Il tenait les tanneries du Bas-Cluzeau.
C’était une poigne !
On savait qu’il achetait toutes les peaux aux foires à la sauvagine, et il ne
se trouvait pas un seul acheteur pour la concurrencer, d’Auzance à La Tour
d’Auvergne.
Il s’était fait tailler un habit en peaux d’hermine – mais teintes, les peaux,
Dans les couleurs de l’arc-en-ciel-.
Le tailleur c’était l’Allemand. Il habitait la petite maison que l’on appelle la Prusserie aujourd’hui : il faut vous dire que mon père a connu tout ça dans sa jeunesse, et qu’il pouvait en parler. Il y avait là une grande bâtisse, une espèce
de couvent dont il ne reste que les deux pignons parce qu’on y a pris des pierre
pour construire le petit pont sur le Cluzeau.
Les ouvrières logeaient là; venues on ne sait d’où, elles disparaissent dans leur mystère sans plus de bruit que les flocons des soirs de février : ceux des jours qui viennent avec l’ennui des après-fêtes, quand on a célébré le dernier des Saints-Patrons.
Ces femmes en capuchons de nonains leur arrivaient dans un grand char mal bâché de toiles rapiécées…..
Elles passaient le col, elles, malgré les neiges et les histoires de brigands et de loups qui bloquaient la diligence.
On voyait repartir le char à banc – mais découvert, les arceaux se déglinguant dans le balancement des cahots et du vent, avec, dessous, la toile toute cabossée par les coins des caisses pleines de fourrure.
De femmes qui seraient reparties , ayant fini leur contrat ou bien lassées de ce
travail de forçat, pas le capuchon d’une.
C’est à cette époque aussi que des bruits ont couru si fort qu’ils sont allés tinter aux oreilles de la maréchaussée et des gens de la Préfecture.
 
 
Ce qu’on disait ?
Beaucoup de choses, mais surtout : ……..qu’il y en a qui ……oui
Certains – des gens qu’on n’aurait jamais cru capables de le faire ; des gens bien ; à qui on aurait le Bon-Dieu sans confession - …..oui, ces gens bien-là, d’après…, à ce qu’on dit….ils chassaient à courre des hordes faites de biches et de femmes nues ! Tous parents ou amis de cette clique de maudits qui faisaient danser les loups dans les fonds des Combes de Chénerailles, là où il se compte plus de troncs pourris que de vivants, à cause sans doute de ces « rondes-de-grand-vent » ; de ce vent qui les fouette tous les quatre ou cinq ans d’un grand coup de balai de la queue du Diable.
Mon père me l’a raconté, qui n’était pas menteur.
Son père à lui l’en avait averti pour en avoir été le témoin gelé de peur et de froid. Tout pareil, l’un et l’autre. « Tu es là sur la roche verte et plate , toute maladive à cause du manque de soleil malgré son nez qui avance au-dessus du
ravin.
Tu es tout aplati et tu regardes, si tu peux, en contrebas,
si la peur ne te coule pas du plomb dans les paupières….
Regarde danser un loup avec un agneau, pendant une petite heure ! et tu
verras la neige après !
Regarde danser vingt loups qui ont bien envie de s’amuser, et tu comprendras comment un agneau peut mettre des heures avant de lâcher son dernier bêlement ! … comme si l’intelligence à mal faire de ces bêtes noires s’additionnait et se multipliait.
Mais alors, regarde mieux : il y a dans le lot un loup à deux pattes, les bras levés comme pour faire deux cornes à la lune.
Et justement en parlant de lune. Méfie-toi ; surtout si on la voit le jour :
c’est la femme du Diable qui va accoucher.
C’est le puits renversé de la connaissance des choses mauvaises ».
 
Avec mon père, en effet, ça s’est passé quasiment de jour. Un petit matin
gris avec de la lune.
Un homme menait le branle.
Mon père, qui n’a jamais menti, l’a bien assez raconté dans les veillées, et
vous devriez tous le savoir. Mais je dois le dire et le redire. C’est plus fort que
moi. Il ne faudrait pas qu’on l’oublie, non plus.
Il avait été obligé de rester blotti derrière une souche levée par un arbre
arraché, à faire le scarabée mort pendant que la bande à Muguet –oui c’était lui- pendant qu’elle s’amusait avec un colporteur de fanfreluches. Un nommé Piétri.
Il y avait aussi la neige. Non c’est pas ce que tu crois ! Elle ne tombait pas. Je parle de celle vieille et jaune tassée sous leur ronde folle :
elle montait en tourbillons, éraillée sous leurs brusques coups de griffes, avec une odeur de pierre à fusil et de poudre.
C’était sur cette table de pierres couchée, qui coupe en deux le torrent.
Au matin on aurait pu reconnaître un bouton qu’ils avaient recraché, d’avec un dé à coudre. Ni d’avec une dentelle ou d’un bout de boyau.
Au soleil enfin levé mon père s’est soulevé les mains de dessus les oreilles et il a osé regarder ce théâtre du Diable pour vérifier s’il n’avait pas fait un mauvais rêve ! Avant de se sauver par les bois clairs :
C’était bien tout ce qui restait du colporteur Piétri, qui avait hurlé trois heures d’affilée pendant que le Muguet faisait ronfler sa voix qui fouettait l’air au rythme d’un gourdin qu’il faisait tournoyer si vite qu’on ne pouvait qu’imaginer en quelles saloperies il était fait. Tout le temps que la fête avait duré, il gueulait avec son museau étroit :
« Hurle beau ! beau comme nous !
hurle beau ! comme nous, beau !
hurle beau et on te laissera ta peau ! »
Là-bas, le Muguet se démenait dans ses habits de peau colorée.
Il se tordait les doigts en se roulant sur la pierre plate.
Il gardait fixes ses yeux verts et clairs comme une pomme de pin nouvelle.
Un grand loup un peu blanc, sans doute très vieux, le lèchait sous les aisselles où les peaux avaient peut-être bien craqué, et où il y avait de la sueur, sans doute.
Par moment il paraissait tout argenté, le loup, dans les griffures de soleil qui lui rebroussaient le poil.
- on t’a laissé dire, Savagnat, parce que tu allais trop bon train avec ton histoire : mais en 10, il n’y avait déjà plus de loups !
- Peut-être des chiens alors ?
-J’en ai entendu conter là-dessus : loups ou chiens, ça n’importe guère.
-Ce qui est sûr, c’est qu’il y a des gens qui ont eu une bien vilaine mort… Et, de plus, on ne voyait jamais repartir les ouvrières. Et ils n’allaient jamais acheter de viande pour leurs meutes de chiens louvetiers !
-Ce qui est sûr aussi : c’était bien le Muguet qui les menait, puisqu’il était
lieutenant de louveterie ; comme il menait tout au pays d’ailleurs…. Et quand il
s’est porté sur une liste pour être maire, il a bien fallu voter pour lui.
-Il valait mieux. Oui…et puis député….et puis sa grande usine mécanisée, pour remplacer l’ancienne tannerie.
-Et ces voyageurs de commerce, qui vont acheter les fourrures en Russie et au Canada ; et qui nous ruinent nos foires à la sauvagine !
-Bien sûr qu’il valait mieux voter pour lui.
-Vous n’y étiez pas tenus… !
-C’est pas une question de courage mon gars ….Il valait mieux….parce que tout
le monde le sait : il n’y a que la puissance qu’on leur laisse sans partage pour les calmer, les mauvais.
-Et pourquoi que….laisse-moi parler, merde….et pourquoi que …l’autre, son fils, maintenant, il s’en revient chasser au pays avec sa meute ? hein ?
…..Et toujours à la pleine lune de décembre pour sa chasse aux flambeaux.
- Lui, il n’est pas à cheval avec les autres.
- Moi je suis la dernière maison avant les Combes et je peux vous dire qu’on
entend sa jeep tout-terrain tourner des heures et des heures….
- C’est vrai . Moi je me suis vu pris dans les phares. J’étais à tendre des pièges à renards. Je m’étais un peu attardé au café des Trois-Cabanes, à boire avec l’un ou l’autre avant d’y aller, parce que ça ne faisait pas chaud…
Pris dans les phares comme un lapin !…..J’ai juste eu le temps de plonger dans
les myrtilles, mon vieux, pas fier je te jure !…. et pendant que je déguerpissais en dévalant dans les éboulis, je voyais les gros yeux jaunes qui me cherchaient, la-haut. Puis j’ai roulé en boule carrément. Heureusement. Parce que l’auto, comme une bête fauve, essayait de descendre. Je la voyait hésiter quand ma tête tournait vers le haut. Ce n’était pas de tomber qui m’effrayait : ça m’était déjà arrivé et je savais qu’il y avait plus bas des petits buis qui m’arrêteraient et pourraient me cacher, et me sauver. J’y étais à peine que l’autre passait à moins de dix mètres de moi. Tu te rends compte ! Une pente comme ça : tu vois ma main ? Pire ! comme ça je te dis, avec de la glaise sous les feuilles de roche !
Sans doute que ce n’est pas le meilleur chrétien de l’équipage de chasse à
courre, où il y a plein de gens comme lui, des docteurs surtout, à ce qu’on dit.
-S’ils font aux gens comme au sanglier !….
-…?
-…Ils te lâchent deux-trois coups au petit plomb sur une pauvre bête de cochon noir ; et c’est parti….aux flambeaux, dans la neige. C’est la poursuite avec toutes leurs singeries de carnaval, sur des chevaux déguisés tout comme eux.
-Monsieur Lauvieux disait –et c’était une tête cet homme- « c’est pour mal
faire que l’Humain se déguise, que ce soit pour la chasse à courre ou autre chose comme la Justice » et, comme il était libre-penseur, il mettait les curés dans le sac :
moi je disque pour ceux-là il avait tort…
_  Ce n’est pas si sûr….
_  Chacun ses idées. Mais pour en revenir aux autres : ils font ça parce qu’il
faut que le cochon souffre et qu’il voie venir sa mort…..
_ Les saligauds !
_ Il paraît que ce sont des manières du vieux temps, du temps des loups, qu’ils
se gardaient bien de tuer net, quand c’était possible.
_ J’en connais, des gens comme toi et moi, des chasseurs à pied –quoi, du côté
de Gelat : Ils traînent le sanglier derrière eux avec une corde juste après le coup de fusil ; ils prétendent que la bête noire doit sentir des coups pendant que la chair est encore sensible.
 _ Ils ne risquent guère avec leur sanglier blessé , les autres carnavals.
_ Justement si…Il n’empêche qu’un de leurs rabatteurs y est resté, -un qui était bien trop noir de poils et de peau pour être de chez nous ; et, peut-être même pas un français de nos colonies-….. dévoré jusque dans ses habits qui avaient été arrachés !
_ C’est bien du travail pour un sanglier croisé de cochon !
_ C’est bien du travail ! surtout si la bête a pris deux coups de fusil sous le cuir
et a couru toute une nuit d’affolement sur ses pattes d’osier de bête d’élevage !
_ Ce serait plutôt le travail d’une autre bête….
_ D’une autre bête, pour sûr, plus intelligente et plus mauvaise.


Télécharger

Haut de la page

Partager



Revoir l'ancien site web d'Adrien