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Maux dits et maux-faits de la Haute-Marche

La diligence de Murat (Auvergne)

Le lendemain soir, après souper, ils ont eu de la visite : c’était Chaminat,
avec son baluchon de mercerie et de livres d’images.
Il a raconté les nouvelles. Et surtout celle-là :
La diligence a encore cassé une courroie de débattement de roue sur
l’arête d’un rocher, vers Murat. Et puis, dans la descente, là où c’est à trous et à bosses, ç’a été le tour du ressort.
Le cheval de tête a pris peur quand la caisse s’est écroulée sur l’essieu, au
milieu des cris des voyageurs. Il a voulu se sauver  dans une coulée de pierrailles qui débordait sur cette route royale, qui ne mérite guère son nom. La pauvre bête s’était si mal engagée dans le reste des roches de l’éboulement qu’il a fallu la libérer en coupant les brides et les sangles.
Ils ont donc attaché le cheval à un gros rocher, en se disant qu’ils allaient
prévenir pour qu’on envoie le chercher, depuis Murat où on fera réparer par le maréchal-ferrant.
Il n’y avait que neuf personnes à l’intérieur, ce qui fait qu’ils sont arrivés
sans encombre à l’auberge  du Grand Cormier, malgré les deux seuls chevaux
qui restaient attelés.
Avant de partir ils s’étaient allégés d’une grande malle pleine d’outils destinés à façonner les petits bois et les engrenages de montres, qu’ils avaient bien cachée à côté, sous des ramures de sapin, avec des pierres dessus.
Elle devait être remise à la maréchaussée en poste à l’octroi, à l’entrée de
Murat, à destination d’un colporteur fournisseur.

 
Il y avait là, autour de la table d’hôte, une petite famille avec ses trois
gamins, le sacristain de Messeix qu’un deuil avait éloigné de son clocher, moi
Chaminat et deux confrères, dont l’un qui me fait concurrence et à qui je ne
parle pas, car il a le mauvais œil et se mêle aussi bien de soigner les gens avec des livres et des images pieuses.
Ce dernier avait préféré manger près du feu de cheminée, car personne ne
lui adressait la parole ni même n’osait le regarder en face, connu qu’il était
comme jeteur de mauvais sort.
D’ailleurs il le savait bien, qu’on ne l’aimait guère et il était resté à dormir et sommeiller tout au long, sauf à aller mouiller la bruyère en soulageant sa vessie pendant qu’on réparait , après l’accident.
N’a même pas proposé d’aider, cette vermine, quand le postillon et moi,
on a remplacé la courroie par une corde à nouer sous la caisse, avec les deux chevaux restant qui bougeaient tout le temps. Enervés qu’ils étaient par les hennissements du cheval de flèche, attaché plus loin.
Comme c’était trop tard, avec cette nuit qui tombe si tôt, en ce bas-de-
l’année, personne n’a voulu s'y rendre de nuit pour le cheval et la malle.
Ah, pauvre de pauvre : le lendemain quand ils sont arrivés là-bas, … le
spectacle ! Le pauvre cheval avait le creux du ventre dévoré jusqu’aux côtes et les loups avaient enlevé tout l’arrière-train.
Dans ces endroits on n’encave pas les bestiaux morts : ce n’est que de la
roche, partout.
Ils l’ont fait basculer dans le ravin.
Le lieutenant de louveterie, Monsieur de Mestre qui était venu aider, y
avait glissé une demi-livre de strychnine, auparavant.
« Ce qui devrait bien nous en débarrasser de quelques uns, c’est sur ! »
Mais ils ne retrouvaient pas la malle, ce qui ennuyait fort le capitaine de
gendarmerie venu exprès de Saint Sauves, et qui avait insisté pour les
accompagner.
Il avait l’air de tenir énormément à cette malle.
Au point qu’il était revenu avec trois gendarmes, qui, du haut de leurs
chevaux l’ont enfin retrouvée, qui avait glissé dans les éboulis à deux pas du
torrent.
Il y avait aussi, les suivant à distance, ce monsieur de la Sous-Préfecture.
C’est lui qui l’a ouverte, la malle tant convoitée, car il avait la clef.
Mystérieusement sortie de sa poche de gousset. Au chaud à côté de sa montre en or.
Il est devenu livide comme un ramoneur bien débarbouillé, le monsieur
habillé de noir, venu d’Issoire , en calèche légère.
Pourtant il y avait bien, dedans, plein de ces outils qu’on dépose dans les
fermes pour que l’hiver les gens y travaillent les jouets en bois, les caisses à
pendules et même leurs engrenages en buis gardé à sècher pendant des années exprès pour.
Ce n’est apparemment pas ce qu’ils s’attendaient à y trouver.
Alors un des gendarmes est descendu dans le ravin, au bout d’une corde,
examiner le cheval.
Il avait l’air déluré et avait fait bonne impression au Monsieur de la Sous-
Préfecture.
Il est remonté en disant que les blessures du cheval ne lui paraissaient pas
venir des loups, malgré des ressemblances ou alors de très grandes bêtes. Les chairs étaient bizarrement pincées, comme par une gigantesque tenaille et le crâne enfoncé l’avait peut-être été avant qu’on ne l’envoie au ravin.
De plus le creux était comme marqué de deux croix se recroisant à leur
base, sur le front. On aurait dit aussi, sur les cuisses, que la viande avait été
levée par le couteau d’un boucher, expert à tailler en travers des fibres, pour que le chair soit tendre à cuire grillée.
On a retrouvé et interrogé tous les voyageurs.
Personne n’avait pu se rendre là-bas, c’est sûr.
Mais tous désignèrent comme coupable possible, _ s’il y avait eu à mal faire_, ce malsain et malséant « enclaveur » de loups qui sentait le blaireau mort,
et qui, se connaissant bien, s’en était allé  dîner dans son coin de « cantou », près du feu de cheminée qui était sûrement moins violent que celui de l'enfer, où lui etses semblables brûleront un jour.


A Murat quelqu’un se démenait, de son côté comme un vilain diable en train  d’enfourcher : c’était ce pauvre _ pas si pauvre que ça !_ Monsieur Taillandier, qui fournissait de pierres précieuses à tailler ou de perles à enfiler.
Les paysans et paysannes habiles, mais désoeuvrés en hiver, et qui avait eu la malheureuse idée de se faire expédier incognito sa marchandise, bien nichée au fond de la caisse d’outils.
C’est pourquoi les gendarmes se sont rendus chez Marsinioux, « l’enclaveur », dont l’activité paraissait suspecte à ceux qui n’étaient pas natifs de nos contrées :
« enclaver » les loups voulait dire les empêcher d’attraper un troupeau.
Par sortilèges et moyennant finances, évidemment ; en contrepartie d’une crécelle façonnée par lui-même, barbouillée de sang de putois et confiée à celui ou celle qui menait le troupeau.
Les gendarmes ont failli rebrousser chemin, car, avant d’arriver à sa cahute de charbonnier- son second métier qu’il ne pratiquait qu’ occasionnellement avec son garçon-, il se levait plein de mauvaises odeurs d’œufs pourris, sous leurs bottes.
Comme pour se moquer d’eux, dans la grande clairière des Essarts, une bergère chantait la chanson de ceux qui vont aux Amériques :
« Oh-oh, s’il faut passer l’eau »
« chagrin d’amour »
« montez-ez dans mon bateau »
« oh-oh, s’il faut passer l’eau »
« chagrin d’amour »
« montez dans mon navire… »
Ils ont d’abord cru que c’était peut-être un signal pour les annoncer, et
pour que le malfaisant se sauve dans les bois.
Mais non. Il était bien là, au milieu de son attirail de chouettes mises en croix, de serpents en bocaux et de deux grandes tables où étaient mises à sécher des herbes et racines.
Il s’est arrêté de piler on ne sait quoi dans un mortier pour aller leur ouvrir en finissant de s’essuyer à son tablier .
Mais personne n’aurait voulu lui serrer la main.
Tout comme ils se sont retenus, au lieu de tout bousculer pour fouiller comme ils se l’étaient promis.
Un moment ils ont cru le tenir avec ces avortons flottant dans des bocaux d’eau de vie. Mais c’étaient bien sans doute, de produits d'animaux : de chiennes, de rates et va donc savoir quelles sauvagines.
Juste à côté des œufs « gnaux », ce qui paraît-il voudrait dire « pour connaître ».
Ils gisaient sur un linge , coupées en deux au rasoir pour montrer la petite masse racornie du poussin, à l’intérieur.
Les gendarmes sont repartis mal à l’aise.
Ils sont allés boire et se débarbouiller à une source, en écartant les feuilles mortes, là où ils avaient laissé leurs chevaux.
Qui ont voulu boire aussi.
Aussi bien : ils avaient du temps.
Ils ont même marché un peu à pied, à côté. Pas vraiment pressés de faire leur rapport, ni à Monsieur Taillandier, ni à la Préfecture.
L’autre les a regardés partir. Puis il est rentré. Et c’est Nicolette, la bergère qui dira le fin mot de l’histoire, longtemps, longtemps après, alors qu’elle était toujours demoiselle et qu’elle n’avait même plus assez de voix pour chanter la chanson des gars de l'Allier ou de Marche et d’Auvergne qui vont aux Amériques, en laissant au pays leur « gâte » ou leur « promise ».
Il est rentré, a mis la barre de bois à la porte. Il a pris alors de quoi écrire, sur le haut de la cheminée.
C’est pour son garçon qui, à Nantes, attend ce signal avant de s’embarquer pour les Amériques.
Marsinioux fera porter la lettre à la poste de Clermont par un colporteur de ses amis.
Il y a juste le nom et l’adresse de son garçon sur l’enveloppe. L’autre attend depuis cinq jours à son auberge, dans la rue du port, où il prend pension.
Avec, comme oreiller le soir, ce petit sac de toile, qui ne le quitte jamais.
Sous l’enveloppe , c’est du papier blanc. C’est tout.
Il saura ce que ça veut dire le Philippe Marsinioux, qui s’embarquera au
prochain « passage ».


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